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La ruée vers l'art…
C'est la révolution sur le marché
de l'art. Hier réservé à une élite, il s'ouvre
au grand public. Hier secret, il devient transparent. C'est en tout cas
le rêve de Thierry Ehrmann, un jeune iconoclaste lyonnais, fondateur
d'Artprice.com, qui propose sur internet la première cote officielle
des œuvres en ventes aux enchères sur toute la planète.
Suivez le guide.
"L'internet est le fils naturel de Proudhon
et de Bakounine !" Parole d'anarchiste exalté ? Non.
Profession de foi de Thierry Ehrmann, 38 ans, un singulier entrepreneur
de la région lyonnaise, qui a une obsession : dynamiter par
le Net l'opacité du marché mondial de l'art ! "L'artificier"
reçoit les visiteurs au Domaine de la Source, un ancien relais
de diligence du XVIe siècle à Saint-Romain-au-Mont-d'Or,
le siège social de sa start-up dernière née :
Artprice.com. Là, dans un élégant décor noir
et high-tech, illuminé ici ou là par de magnifiques tableaux,
quelques dizaines de jeunes gens sont penchés sur leurs écrans
d'ordinateur. Leur mission ? Constituer des bases de données
qui permettent à tout un chacun – professionnel ou collectionneur
– d'estimer la valeur d'un objet d'art qu'il vend ou achète. Bref,
créer une source d'information et de référence unique
au monde.
Thierry Ehrmann mise sur la démocratisation
de la planète de l'art. "On est en train de passer d'un marché
de 500 000 collectionneurs à un monde de 5 millions de consommateurs",
affirme-t-il. Les ventes annuelles d'art (hors antiquités), en
progression de 10% par an depuis dix ans, sont estimées à
100 milliards de francs, dont un tiers pour les ventes aux enchères.
Or les experts les plus optimistes tablent sur un doublement de sa taille,
au cours des huit prochaines années. Pourquoi ? Parce que,
côté offre, un nombre croissant d'artistes travaille plus
vite, au moyen de techniques de plus en plus variées. Or, avec
la fin des "académies", il n'y a plus de préjugé
sur ce qui relève de l'art. Exemple : depuis que la photographie
a conquis ses lettres de noblesse, un objet d'art n'est plus forcément
un exemplaire unique.
Côté demande, les Occidentaux
consacrent des sommes croissantes aux dépenses culturelles. Et
notamment à l'art, qui devient plus accessible. Les prix moyens
des œuvres vendues aux enchères ont dégringolé de
100 000 francs en 1980, à 12 000 francs aujourd'hui.
Et le ticket d'entrée est tombé à 5 000 francs !
Le petit cercle des initiés qui "faisaient
le marché" voit ainsi débarquer par dizaines de milliers
de clients d'un nouveau type. Ces amateurs éclairés vont
systématiquement voir les grandes expositions, s'aventurent parfois
à visiter les galeries. Et commencent à acheter sur internet,
catalyseur de ce nouvel essor.
Résultat : le marché a
changé de nature, le tabou de l'élitisme a sauté.
"On n'entre plus dans une galerie comme dans une église. Et
l'on n'est plus maudit pour trois générations si l'on vend
les tableaux de famille", plaisante le patron d'Artprice. Et le taux
de rotation des collections s'accélère : le temps de
rétention moyen d'une œuvre d'art contemporain est passé
de douze ans en 1980 à dix-huit mois aujourd'hui. Une fluidité
que devrait encore accentuer l'établissement d'une cote officielle.
"L'art est en train de manger le luxe et la haute couture, dit
Thierry Ehrmann. C'est parce qu'il a compris cela que Bernard Arnault
est entré à 17% dans notre capital." Le patron de LVMH
ne se contente pas de prendre des tickets dans des start-up comme Artprice
ou Icollector. A l'instar de son "frère ennemi", le collectionneur
François Pinault (Pinault-Printemps-Redoute), qui s'était
acheté Christie's, il a jeté son dévolu sur le britannique
Phillips, le numéro trois des enchères, et fait ses emplettes
parmi les commissaires-priseurs français. Car si les acheteurs
sont chaque jour plus nombreux, les canaux de distribution, eux, se concentrent.
"Le choc de l'information sur ce marché
opaque est explosif", s'amuse Thierry Ehrmann. Son opération-vérité
menace notamment les marchands d'art, qui vivaient sur l'absence de transparence
des transactions, sans apporter de réelle valeur ajoutée.
Aucun collectionneur ne sera plus prêt à surpayer un Bonnard
s'il connaît le prix auquel la toile a été achetée
en vente publique deux ans auparavant… Ehrmann, spécialiste de
la propriété intellectuelle, sait de quoi il parle ;
son groupe Serveur (qu'il contrôle à 95%) est depuis près
de quinze ans un acteur des banques de données judiciaires, juridiques
et économiques. Dans le passé, il s'est attaqué au
marché du fret routier, puis à celui de l'intérim.
Cette fois, avec Artprice, ce passionné de théologie, qui
roule en Jaguar et a établi sa "cantine" chez son voisin
Paul Bocuse, veut rééditer le coup à grande échelle.
Il reprend le flambeau d'une poignée de "moines copistes".
Tel l'érudit Hippolyte Mireur, qui expliquait dès 1901,
en préface de son "Dictionnaire des ventes d'art faites en France
et à l'étranger pendant les XVIIIe et XIXe siècles" :
"Il ne nous déplaît point de constater que l'Art lui-même
va se démocratisant".
Pour mener à bien son entreprise de
dynamitage, Thierry Ehrmann a racheté une à une les principales
bases de données de la planète. Notamment les fonds Bayer
sur le marché de l'art anglo-saxon de 1700 à 1930, les quinze
fonds éditoriaux de l'américain Sound View Press (dont "Who
was Who in American Art"), les "Monogrammes et signatures" de Caplan,
et en France les Editions Van Wilder… Ces mines d'informations sont ensuite
moulinées pour être consultées sur le web. Sur artprice.com,
on peut acheter les annuaires annuels sur cédérom ou papier
(attention : l' "Artprice Annual" 2000 comporte… 2790 pages !).
Ou bien consulter moyennant quelques dollars, la cote de son artiste préféré
par genre d'œuvre. Aujourd'hui, cette société propose 2,5
millions de résultats de transactions, concernant 179 000
artistes du IVe siècle à nos jours, en provenance de 2 200
maisons de vente. Ce qui confère à cette anonyme PME lyonnaise…
une situation de monopole dans le secteur. Et lui vaut déjà
une procédure antitrust à Bruxelles.
C'est que, au-delà de la simple recension
des transactions passées en vente publique, Artprice développe
ses indices et ses cotes, fondés sur des outils mathématiques
sophistiqués. Elle a pour cela acheté la société
suisse Xylogic, créée par l'économètre Pascal
Diethelm.
Ehrmann braque son projecteur sur les deux
tiers immergés de l'iceberg du marché : les transactions
privées
L'autre spécialité de cette
filiale basée à Genève : la fourniture aux établissements
de ventes publiques et galeries du monde entier de logiciels de gestion.
Xylogic compte notamment parmi ses clients Christie's et Sotheby's à
Genève, ou Cartier International. "Quand nous recensons un établissement
d'enchères inconnu au fin fond de la Pologne, nous lui proposons
de l'équiper avec nos logiciels, explique Thierry Ehrmann.
En contrepartie, les résultats de ses ventes viennent automatiquement
enrichir notre base de données."
Plus audacieux encore, Ehrmann tente maintenant
de braquer son projecteur sur les deux tiers immergés de l'iceberg
du marché : les transactions privées. Aussi a-t-il
mis en chantier un ambitieux fichier des artistes, du XIVe siècle
à nos jours. Y compris le million d'artistes contemporains, dont
184 000 seulement sont déjà passés en ventes
publiques. "On peut établir une analogie entre marché
de l'art et marché financier, analyse-t-il. Environ 1 000
sociétés françaises sont cotées à la
Bourse de Paris… alors que 2,5 millions sont inscrites au registre du
commerce." Transparence bien comprise commence par soi-même :
Artprice.com a été introduite en janvier 2000 sur le Nouveau
marché de la Bourse de Paris. "Nous sommes la seule société
en point com a n'être jamais retombée sous notre cours d'introduction",
se félicite son boss. Valorisation actuelle : environ 830
millions de francs. Pour des résultats de start-up (-2,5 millions
de francs de résultat net pour un chiffre d'affaires de 5,18 millions
de francs en 1999), et un objectif de point mort en 2001. Si le pari réussit,
toutes proportions gardées, Artprice sera peut-être, dans
une décennie, devenue au marché de l'art… ce que l'agence
Reuters est aux marchés financiers.
Dominique Nora
copyright ©2000 Le Nouvel Observateur
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