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480 millions de francs
Thierry Ehrmann
Le fou du Net
Domaine de la Source,
Saint-Romain-au-Mont-d'Or. Dès le hall d'accueil, tout est noir
: noirs les murs, noir le costume du maître des lieux, Thierry Ehrmann,
39 ans, patron d'Artprice.com, noires les poutres de son immense salon-bureau
décoré de meubles haute époque et de tableaux contemporains,
comme cette immense photo représentant le visage d'un mort aux
paupières d'ombre pris à Sarajevo. Sur toutes les tables,
des ordinateurs. Drôle d'antre avec ce propriétaire qui se
donne des airs de Faust. « Ici, explique Ehrmann, on compile en
temps réel les flux d'information sur toutes les données
du marché de l'art. Ensuite, on les revend aux grandes institutions
internationales, aux agences de presse, aux journaux financiers. »
Le débit est pressé, précis. En fait, l'activité
de Thierry Ehrmann ne s'arrête pas là : le groupe Serveur
(« celui qui affranchit par la connaissance », dit-il), qu'il
a fondé à Lyon en 1987 et dont il détient 95% est
une holding regroupant 13 sociétés valorisées à
730 millions de francs (1). Toutes sont des banques de données
spécialisées - judiciaires, économiques, médicales
- qui proposent des services en ligne. Les milieux d'affaires ont dû
penser que cet homme avait pactisé avec le diable, pour porter
systématiquement le fer dans leurs arrangements. « Je dérègle
des marchés opaques en mettant l'information à la disposition
de tous », dit-il. Il y a un désir de revanche chez cet homme-là.
L'idée lui
en est venue tôt. Thierry Ehrmann a grandi à Lyon, fils unique
d'un polytechnicien, docteur en droit. Son père voyage en Europe,
au service de l'Eglise, qui fait appel à lui quand elle a des biens
à vendre. « Les hommes d'affaires catholiques se parlaient
en latin », se souvient-il. A l'école, il est un brillant
élève. « Mais je créais une atmosphère
bizarre, qui m'a valu de me faire systématiquement renvoyer des
établissements. Je n'étais pas à la même vitesse
d'horloge », dit-il. Cela n'a pas changé.
Il n'a pas 18 ans
quand son père, qui dirige alors une usine chimique, meurt. Il
prend la suite et le voilà en train de se bagarrer contre les autres
producteurs d'ester éthylique, qui s'entendent pour imposer leur
tarif. « C'était illicite », s'insurge-t-il. Il se
rebiffe, mobilise les syndicats, d'autres utilisateurs et obtient, après
l'envoi de centaines de télex, la modification des prix. «
J'ai découvert que le pouvoir n'était plus dans l'outil
de production, mais dans la capacité de manier de l'information
», conclut-il.
A l'époque,
il se lie d'amitié avec quelques personnalités qui deviendront
des vedettes de l'économie multimédia : Gérard Théry,
le père du Minitel, Thierry Breton, défenseur du télétravail,
aujourd'hui PDG de Thomson, Bruno Bonnel, PDG d'Infogrames... Dès
que l'outil Internet paraît, Thierry Ehrmann en mesure l'intérêt.
« C'est un visionnaire », dit Marc Del Piano, directeur artistique
du groupe, qui le pratique depuis dix-huit ans. « On ne comprend
pas toujours ce dont il parle, mais il finit toujours par avoir raison.
Je ne connais pas de meilleur analyste du fonctionnement de la société
», ajoute-t-il. Son deuxième combat, c'est la défense
des régions contre le centralisme parisien. Toujours ce refus des
hégémonies quelles qu'elles soient. Son pôle de presse
compte déjà Regional Press Agency, une agence bilingue qui
diffuse l'information financière, économique et sociale
de Rhône-Alpes et des autres régions européennes,
une partie du capital de l'agence de presse photographique Editing, basée
à Lyon, et de « Bref Rhône-Alpes », un hebdo
économique.
Son téléphone
n'arrête pas de sonner : un avocat lui parle d'une OPA sur une firme
de la région, un boursier lui donne des nouvelles du Cac, un collaborateur
qui doit fixer la date d'un conseil d'administration exceptionnel avec
le groupe LVMH, à New York, actionnaire à 17% d'Artprice.com.
Il court sur Thierry
Ehrmann des rumeurs étranges : il aurait un élevage de loups.
« J'ai eu des wallabis Bennet de Nouvelle-Zélande »,
corrige-t-il. Il serait bigame : « Je vis ici avec deux personnes.
» Et pourquoi cette curieuse natte chinoise ? Ce noir omniprésent
? « Les couleurs sont tellement fortes que le noir repose. »
Cet homme ne doit pas savoir comment stopper sa mécanique mentale.
Quand il n'est pas occupé à ouvrir une filiale à
l'autre bout du monde, il se passionne : en vrac, pour la photo noir et
blanc (évidemment), pour la théologie, pour la franc-maçonnerie
- il a sans doute été le plus jeune membre de la GLNF, la
Grande Loge nationale française -, pour la psychiatrie - il a même
écrit un ouvrage (2) où il démontrait que «
la psychiatrie ne reposait pas sur des critères cliniques, ou physiologiques,
mais essentiellement sur des critères de non-adhésion à
un contrat social ». Mais l'art, « ce supplément d'âme
pour le XXIe siècle », reste son hobby et son business favori.
Régulièrement, il dote le musée d'Art contemporain
de Lyon d'oeuvres d'art achetées avec ses fonds propres. «
Il n'y a de richesse que si elle est partagée. » Artprice.com
est devenu le principal partenaire privé de la Biennale d'art contemporain.
« C'est une collaboration fructueuse pour lui et pour nous »,
dit Sylvie Burgat, la directrice générale des Biennales
de Lyon. Thierry Ehrmann aurait aimé que le thème de la
prochaine biennale, qui doit se tenir en juin prochain, soit « borderline
». Ce sera « connivence » : moins inquiétant.
(1) « Lyon Mag'
», janvier 2001.
(2) DSM3 : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
Caroline Brizard
copyright ©2001 Le Nouvel Observateur
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