Acteurs
Le Milliardaire le plus allumé de France
Il se prétend anarchiste, affiche sa polygamie
et se passionne pour l'occultisme. Il n 'y avait que sur le net qu'un provocateur
comme Thierry Ehrmann pouvait aussi bien réussir.
Une grande bâtisse barbouillée
de noir. Un parking comme éventré par une pluie de météorites.
Un héliport, des caméras de surveillance. Et des salamandres, peintes
au pochoir à même le mandres, sol, qui guident les pas du visiteur
jusqu'à une porte blindée. Antre de Thierry Ehrmann, le patron fondateur
du groupe Serveur, le Domaine de la Source est à l'image de son propriétaire.
Atypique et mystérieux. À la fois domicile et siège social,
l'ex-relais de poste de 7 000 mètres carrés, à Saint-Romain-au-Mont-d'Or,
près de Lyon, est envahi de sculptures rouillées et de tags en latin.
Un gigantesque travail d'artistes au parfum d'apocalypse.
Au village, on ne sait pas grand-chose du «farfelu de là-haut».
«On le voit parfois passer dans sa Jaguar noire, glisse le cantonnier. Mais,
le plus souvent, il reste chez lui à peinturlurer les murs de sa maison.»
Le maître des lieux est aussi discret que sa holding. «Je suis dealer
en informations», affirme souvent Ehrmann, 42 ans. Son groupe détient
des participations dans une vingtaine de sociétés. Leur spécialité
: rassembler des données publiques (droit social, conventions collectives,
bilans de sociétés...), les enrichir et les organiser pour les revendre,
sur internet, à des cabinets d'avocats ou d'experts-comptables, aux directions
juridiques ou financières de grands groupes. Plus glamour, la filiale Artprice
est le leader mondial de la cotation d'uvres d'art, au service des professionnels.
Au total, un business lucratif : le groupe Serveur revendique un chiffre d'affaires
de 47 millions d'euros en 2003, pour 15% de résultat net et 180 salariés.
Il devrait s'introduire en Bourse d'ici à la fin de l'année. Le
fondateur, lui, figure dans les 200 premières fortunes françaises,
avec un patrimoine estimé à 80 millions d'euros... La porte s'ouvre
sur un hall mal éclairé. Là encore, la salamandre est omniprésente,
peinte à l'infini, au sol et sur les poutres. «Le symbole de la résurrection
et de l'éternité, déclame une voix grave. Et aussi celui
du groupe.» Thierry Ehrmann vient de débouler dans la pièce.
Pas vraiment le patron modèle du Medef. Tout de noir vêtu, râblé,
un sourire enfantin et de petites lunettes rondes, une minuscule tresse noire
sur la nuque rasée. La poignée de main est franche, le tour du propriétaire
mené tambour battant.
Dans un labyrinthe de pièces aveugles, de jeunes salariés travaillent
sur des dizaines d'écrans plats. L'obscurité est accentuée
par les murs noirs, mais, ça et là, se détachent quelques
créations contemporaines : «Regardez, c'est une photo panoramique
des membres du Parti communiste chinois. Sympa, non ?» Dans le bureau du
patron, style QG de méchant de série B américaine, les meubles
de haute époque cohabitent avec des sculptures et un écran plasma
relié aux treize caméras de surveillance. «Il y a également
des détecteurs infrarouges, complète Ehrmann. On héberge
des données sensibles, sur l'art, la chimie, la pharmacie...» (lire
l'encadré ci-dessous). Il s'éclipse un instant. Bruit de porte.
Deux énormes molosses viennent de s'inviter dans le bureau. Et jaugent
le visiteur inconnu. De retour dans la pièce, leur maître fait les
présentations : «Reuters et Saatchi, mes dogues allemands. Deux nounours
de 80 kilos chacun. Ils savent ouvrir les portes. Ou interdire l'accès...»
Rassurés, les monstres rebroussent chemin.
«Internet m'a déjà fait retarder mon
suicide d'une quinzaine d'années.»
Paranoïaque ? On le serait à
moins. Son trésor de guerre, il a mis vingt ans à le constituer.
Une bibliothèque «équivalente à celle d'une ville de
100 000 habitants» : des ouvrages de cotes d'art, des manuscrits anciens,
rassemblés dans une pièce surprotégée, sous le parking
du domaine. Ses 270 bases de données, réactualisées en temps
réel par des informaticiens, documentalistes, juristes et spécialistes
de l'art, valent elles aussi une fortune. «L'information, voilà ma
richesse», résume Thierry Ehrmann.
Tous les matins, il observe le même rituel : «Je consacre trois heures
à lire les journaux, ma came quotidienne. Les jours de grève, quand
je ne reçois pas la presse, je pourrais me pendre !» La preuve ?
Avant notre rencontre, il avait fait rechercher d'anciens articles signés
de l'auteur de ces lignes et s'était débrouillé pour consulter
le book de notre photographe. Quelques jours après, la visite de Management
était déjà consignée sur son site web,avec clichés
à l'appui. Des archives parmi bien d'autres : ses classeurs - plus d'un
millier, aux dernières nouvelles - rassemblent «tous les articles
portant sur internet depuis sa création».
Internet. Le mot qui allume son regard. Une véritable raison de vivre.
«J'ai toujours eu des pulsions d'autodestruction, raconte-t-il. Mais le
net a déjà retardé mon suicide de quinze ans...» Une
obsession, presque une religion. Au sens fort, toujours : «Le réseau
est la manifestation de Dieu, si ce n'est de Dieu lui-même, prêche-t-il.
Grâce à lui, chaque citoyen peut élever la voix contre les
multinationales.» Ce culte du high-tech, le PDG du groupe Serveur l'a enrichi
de sa lecture des grands penseurs anarchistes : «Enfant naturel de Proudhon
et de Bakounine, internet abolira toutes les lois et tous les décrets des
législateurs en mal de puissance», écrit-il sur son site.
Penseur du net, le gourou de Saint-Romain-au-Mont-d'Or en est aussi l'un des précurseurs.
Le groupe Serveur s'est, en effet, «connecté» dès 1989.
Avant même la création des logiciels de navigation du web, lorsque
le réseau mondial n'était encore qu'un gigantesque labo connu de
quelques initiés. Deux ans plus tard, Ehrmann crée une association
secrète, Net Nobility. «Un club de 900 passionnés, persuadés
qu'internet va changer le monde et qu'il faut le protéger contre les Etats»,
affirme-t-il. Cette noblesse du web rassemblerait d'anciens hackers aussi bien
que des universitaires et des hommes politiques célèbres. «Vous
seriez surpris de savoir qui en fait partie», consent tout juste à
lâcher son grand prêtre quand on lui demande des noms.
Esbrouffe ? Affabulation ? Allez savoir,
avec ce personnage... Car les assemblées occultes, il connaît. A
seulement 24 ans, il avait ses entrées au sein de la Grande Loge maçonnique
de France. «Intéressant, sans plus, reconnaît-il désormais.
J'y retourne de temps en temps pour me tenir au courant.» Ce goût
des sociétés secrètes est un héritage de son père,
Paul Ehrmann. Ce polytechnicien, qui dirigeait une usine chimique en Allemagne,
était également membre de l'Opus Dei, institution catholique pas
vraiment progressiste, connu notamment pour être influent au Saint-Siège.
A l'époque, ce dernier l'avait mandaté pour vendre certains biens
immobiliers,considérés comme trop ostentatoires après le
concile Vatican II. «A la maison, je l'entendais parler latin avec ses contacts»,
raconte aujourd'hui son fils. Son enfance lyonnaise est marquée par ce
culte du secret. Elle est aussi solitaire. Le jeune Thierry ne va pas à
l'école primaire. «J'avais un précepteur à domicile,
un père dominicain.» L'isolement laisse des traces : de retour dans
le système scolaire, l'adolescent sera exclu de dix-sept établissements.
«A chaque fois, c'était la même chose : une réflexion
désagréable, un exposé "limite", et j'étais
viré», se souvient-il en souriant.
UN ANAR AU SERVICE DE LA POLICE |
Thierry Ehrmann raccroche son téléphone,
le sourire aux lèvres. «La police judiciaire vient d'arriver !»
Pas pour embarquer le patron du groupe Serveur mais pour le consulter. «Une
aquarelle de Cézanne vient d'être volée, explique-t-il. On
me demande toutes les informations d'Artprice sur l'uvre, pour essayer de
la pister.» Il exhibe la commission rogatoire du juge d'instruction. «Grâce
à nos relations avec les |
spécialistes du marché de l'art,
on peut souvent obtenir des informations intéressantes pour la justice...»
Atypique dans le monde des affaires, Ehrmann est un interlocuteur privilégié
des enquêteurs. Pas étonnant : le fonds documentaire d'Artprice,
des manuscrits et des livres de cotes, est unique au monde. «Il a nécessité
un investissement de 25 millions d'euros», affirme son patron. |
Cet excentrique a invité Bernard Arnault à
son tour de table
Le jeune homme finira quand même par décrocher
son bac philo en se présentant en candidat libre. Après avoir terminé
ses études de droit et de théologie, il préfère partir
faire le tour du monde, vivant de petits boulots. La mort de son père l'oblige
à revenir en France au début des années 1980. Thierry Ehrmann
n'a pas encore 20 ans, mais il se retrouve déjà en charge de l'usine
chimique paternelle. En quelques mois, il casse les prix, devient la tête
de Turc de ses concurrents dans le secteur et revend l'affaire au prix fort. Une
vocation est née : depuis, ce «sérial entrepreneur»
a créé 63 entreprises. «Il a 25 idées à la seconde»,
assure Henri de Maublanc, le PDG du site Aquarelle (vente de fleurs par internet),
qui l'a fréquenté dans les années 1980. En 1983, à
21 ans, Ehrmann lance La Voix du parano, un serveur téléphonique
d'informations économiques et politiques sur la région lyonnaise.
Premier succès, confirmé par une version payante sur minitel. A
l'époque, il détient aussi 10% d'une société de messagerie
rose, qui lui assure des revenus confortables.
Le groupe Serveur naît en 1987 et prospère discrètement en
exploitant les bases de données juridiques, puis des serveurs d'informations
économiques, judiciaires, industrielles. La célébrité
attendra dix ans, avec le lancement d'Artprice sur le marché, quasi vierge,
de la cotation électronique des uvres d'art. Au tour de table, l'iconoclaste
parvient à attirer le président de LVMH, Bernard Arnault (qui détient
toujours ses 17%). Un antipatron en affaires avec la star du business français
: les portraits du «seigneur de Saint-Romain» fleurissent dans la
presse, ce qui lui permet d'utiliser cette caisse de résonnance pour diffuser
sa rhétorique anarchiste. Son chiffre d'affaires atteint 75 millions d'euros
en 2001, et il emploie jusqu'à 400 salariés. L'éclatement
de la bulle internet renverra Ehrmann et son groupe dans l'ombre. «J'avais
vu un peu grand, admet-il aujourd'hui. Erreur de jeunesse... Mon but n'est plus
de faire de mon groupe une multinationale.» Dès 2002, Serveur cède
de nombreuses participations minoritaires, sacrifiant au passage 30 millions d'euros
de chiffre d'affaires, et se recentre sur ses «machines à cash»
habituelles, les bases de données juridiques et économiques.
Calmé ? Non, toujours dérangeant,
fantasque et décalé. Citant Marx et se vantant dans le même
temps de posséder trente Jaguar. Toujours à part, toujours absent
des mondanités d'un milieu économique lyonnais qu'il exècre,
tout en y faisant figure d'homme influent, soutien important du maire Gérard
Collomb et mécène d'artistes locaux. «Il fait partie de ces
patrons atypiques de la rive droite de la Saône, avec Bruno Bonnell (Atari)
et Jean-Michel Aulas (Cegid), explique Louis Thannberger, PDG d'EFI, qui a introduit
Artprice en Bourse. Certes, il est charismatique et visionnaire, mais il n'a visionnaire,
mais il n'a pas que des amis.» D'où la flopée de rumeurs qui
ont toujours couru sur son compte. Volonté de nuire ? En tout cas, c'est
raté. Car il prend soin de les confirmer une à une, avec un sourire
mutin. Polygame ? «J'ai deux femmes, j'assume complètement.»
Echangiste ? «Je suis un libertin depuis vingt ans.» Collectionneur,
dans son ancienne résidence, d'animaux étranges que le voisinage
a un temps pris pour des loups en les apercevant gambader ? «J'ai eu quelques
kangourous, mais ils ont claqué lorsque je leur ai donné des antibiotiques...»
Thierry Ehrmann, ou la provocation par vocation. «Là où vous
passez, vous laissez une odeur de soufre», lui avait lancé un jour
le directeur d'un lycée privé, avant de le virer. Pour le riche
anarchiste de Saint-Romain, il n'existe sans doute pas de plus beau compliment...
LES AMBITIONS MONDIALES D'UN MÉCÈNE PASSIONNÉ |
C'est la dernière lubie de Thierry Ehrmann.
Un nouveau musée d'art contemporain, qui devrait ouvrir en 2006, et baptisé...L'Organe.
L'idée? Neuf bunkers identiques, créés par l'artiste Mathieu
Briand, qui seront installés dans le monde entier (dont un à Lyon)
et reliés entre eux par internet. Ils hébergeront des créateurs
invités dans un grand «work in progress». «Un peu sur
le modèle de la Factory d'Andy Warhol», explique le patron. Chaque
artiste pourra voir ce que font les autres et adapter son travail en conséquence.
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Le premier bunker est déjà exposé au musée
d'Art contemporain de Lyon, dont le directeur, Thierry Raspail, est un proche
d'Ehrmann. Celui-ci est en effet reconnu comme un mécène actif de
la scène artistique lyonnaise. Le siège du groupe Serveur accueille
en permanence des peintres et des sculpteurs en action. Les salariés viennent
aussi parfois apporter leur pierre à l'édifice... «Avec Ehrmann,
on n'a aucune limite, assure Nicolas Delprat, un des peintres invités.
Le domaine est un espace de liberté totale.» |
Vincent Lamigeon copyright 2004 ©Management
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