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L'industrie du troisième millénaire

  in Management - Mai 2004

La moitié des salariés d'Ehrmann travaille au siège, près de Lyon.
Ils réactualisent en permanence les 270 bases de données commercialisées par le groupe.

 
Thierry Ehrmann a transformé son domaine de Saint-Romain-au-Mont-d'Or, près de Lyon, en œuvre d'art. Cette météorite, «L'Esprit de la salamandre», est le fruit du travail de plusieurs artistes.
 
 
 
Le boss a l'œil : treize caméras surveillent les abords de l'entreprise.
 
 
Thierry Ehrmann va investir 14 millions d'euros dans un nouveau musée d'art contemporain.
Revue de presse
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LA BOURSE
REVUE DE PRESSE

Acteurs

Le Milliardaire le plus allumé de France
Il se prétend anarchiste, affiche sa polygamie et se passionne pour l'occultisme. Il n 'y avait que sur le net qu'un provocateur comme Thierry Ehrmann pouvait aussi bien réussir.

Une grande bâtisse barbouillée de noir. Un parking comme éventré par une pluie de météorites. Un héliport, des caméras de surveillance. Et des salamandres, peintes au pochoir à même le mandres, sol, qui guident les pas du visiteur jusqu'à une porte blindée. Antre de Thierry Ehrmann, le patron fondateur du groupe Serveur, le Domaine de la Source est à l'image de son propriétaire. Atypique et mystérieux. À la fois domicile et siège social, l'ex-relais de poste de 7 000 mètres carrés, à Saint-Romain-au-Mont-d'Or, près de Lyon, est envahi de sculptures rouillées et de tags en latin. Un gigantesque travail d'artistes au parfum d'apocalypse.
Au village, on ne sait pas grand-chose du «farfelu de là-haut». «On le voit parfois passer dans sa Jaguar noire, glisse le cantonnier. Mais, le plus souvent, il reste chez lui à peinturlurer les murs de sa maison.» Le maître des lieux est aussi discret que sa holding. «Je suis dealer en informations», affirme souvent Ehrmann, 42 ans. Son groupe détient des participations dans une vingtaine de sociétés. Leur spécialité : rassembler des données publiques (droit social, conventions collectives, bilans de sociétés...), les enrichir et les organiser pour les revendre, sur internet, à des cabinets d'avocats ou d'experts-comptables, aux directions juridiques ou financières de grands groupes. Plus glamour, la filiale Artprice est le leader mondial de la cotation d'œuvres d'art, au service des professionnels. Au total, un business lucratif : le groupe Serveur revendique un chiffre d'affaires de 47 millions d'euros en 2003, pour 15% de résultat net et 180 salariés. Il devrait s'introduire en Bourse d'ici à la fin de l'année. Le fondateur, lui, figure dans les 200 premières fortunes françaises, avec un patrimoine estimé à 80 millions d'euros... La porte s'ouvre sur un hall mal éclairé. Là encore, la salamandre est omniprésente, peinte à l'infini, au sol et sur les poutres. «Le symbole de la résurrection et de l'éternité, déclame une voix grave. Et aussi celui du groupe.» Thierry Ehrmann vient de débouler dans la pièce. Pas vraiment le patron modèle du Medef. Tout de noir vêtu, râblé, un sourire enfantin et de petites lunettes rondes, une minuscule tresse noire sur la nuque rasée. La poignée de main est franche, le tour du propriétaire mené tambour battant.
Dans un labyrinthe de pièces aveugles, de jeunes salariés travaillent sur des dizaines d'écrans plats. L'obscurité est accentuée par les murs noirs, mais, ça et là, se détachent quelques créations contemporaines : «Regardez, c'est une photo panoramique des membres du Parti communiste chinois. Sympa, non ?» Dans le bureau du patron, style QG de méchant de série B américaine, les meubles de haute époque cohabitent avec des sculptures et un écran plasma relié aux treize caméras de surveillance. «Il y a également des détecteurs infrarouges, complète Ehrmann. On héberge des données sensibles, sur l'art, la chimie, la pharmacie...» (lire l'encadré ci-dessous). Il s'éclipse un instant. Bruit de porte. Deux énormes molosses viennent de s'inviter dans le bureau. Et jaugent le visiteur inconnu. De retour dans la pièce, leur maître fait les présentations : «Reuters et Saatchi, mes dogues allemands. Deux nounours de 80 kilos chacun. Ils savent ouvrir les portes. Ou interdire l'accès...» Rassurés, les monstres rebroussent chemin.

«Internet m'a déjà fait retarder mon suicide d'une quinzaine d'années.»

Paranoïaque ? On le serait à moins. Son trésor de guerre, il a mis vingt ans à le constituer. Une bibliothèque «équivalente à celle d'une ville de 100 000 habitants» : des ouvrages de cotes d'art, des manuscrits anciens, rassemblés dans une pièce surprotégée, sous le parking du domaine. Ses 270 bases de données, réactualisées en temps réel par des informaticiens, documentalistes, juristes et spécialistes de l'art, valent elles aussi une fortune. «L'information, voilà ma richesse», résume Thierry Ehrmann.
Tous les matins, il observe le même rituel : «Je consacre trois heures à lire les journaux, ma came quotidienne. Les jours de grève, quand je ne reçois pas la presse, je pourrais me pendre !» La preuve ? Avant notre rencontre, il avait fait rechercher d'anciens articles signés de l'auteur de ces lignes et s'était débrouillé pour consulter le book de notre photographe. Quelques jours après, la visite de Management était déjà consignée sur son site web,avec clichés à l'appui. Des archives parmi bien d'autres : ses classeurs - plus d'un millier, aux dernières nouvelles - rassemblent «tous les articles portant sur internet depuis sa création».
Internet. Le mot qui allume son regard. Une véritable raison de vivre. «J'ai toujours eu des pulsions d'autodestruction, raconte-t-il. Mais le net a déjà retardé mon suicide de quinze ans...» Une obsession, presque une religion. Au sens fort, toujours : «Le réseau est la manifestation de Dieu, si ce n'est de Dieu lui-même, prêche-t-il. Grâce à lui, chaque citoyen peut élever la voix contre les multinationales.» Ce culte du high-tech, le PDG du groupe Serveur l'a enrichi de sa lecture des grands penseurs anarchistes : «Enfant naturel de Proudhon et de Bakounine, internet abolira toutes les lois et tous les décrets des législateurs en mal de puissance», écrit-il sur son site. Penseur du net, le gourou de Saint-Romain-au-Mont-d'Or en est aussi l'un des précurseurs. Le groupe Serveur s'est, en effet, «connecté» dès 1989. Avant même la création des logiciels de navigation du web, lorsque le réseau mondial n'était encore qu'un gigantesque labo connu de quelques initiés. Deux ans plus tard, Ehrmann crée une association secrète, Net Nobility. «Un club de 900 passionnés, persuadés qu'internet va changer le monde et qu'il faut le protéger contre les Etats», affirme-t-il. Cette noblesse du web rassemblerait d'anciens hackers aussi bien que des universitaires et des hommes politiques célèbres. «Vous seriez surpris de savoir qui en fait partie», consent tout juste à lâcher son grand prêtre quand on lui demande des noms.

Esbrouffe ? Affabulation ? Allez savoir, avec ce personnage... Car les assemblées occultes, il connaît. A seulement 24 ans, il avait ses entrées au sein de la Grande Loge maçonnique de France. «Intéressant, sans plus, reconnaît-il désormais. J'y retourne de temps en temps pour me tenir au courant.» Ce goût des sociétés secrètes est un héritage de son père, Paul Ehrmann. Ce polytechnicien, qui dirigeait une usine chimique en Allemagne, était également membre de l'Opus Dei, institution catholique pas vraiment progressiste, connu notamment pour être influent au Saint-Siège. A l'époque, ce dernier l'avait mandaté pour vendre certains biens immobiliers,considérés comme trop ostentatoires après le concile Vatican II. «A la maison, je l'entendais parler latin avec ses contacts», raconte aujourd'hui son fils. Son enfance lyonnaise est marquée par ce culte du secret. Elle est aussi solitaire. Le jeune Thierry ne va pas à l'école primaire. «J'avais un précepteur à domicile, un père dominicain.» L'isolement laisse des traces : de retour dans le système scolaire, l'adolescent sera exclu de dix-sept établissements. «A chaque fois, c'était la même chose : une réflexion désagréable, un exposé "limite", et j'étais viré», se souvient-il en souriant.

UN ANAR AU SERVICE DE LA POLICE
Thierry Ehrmann raccroche son téléphone, le sourire aux lèvres. «La police judiciaire vient d'arriver !» Pas pour embarquer le patron du groupe Serveur mais pour le consulter. «Une aquarelle de Cézanne vient d'être volée, explique-t-il. On me demande toutes les informations d'Artprice sur l'œuvre, pour essayer de la pister.» Il exhibe la commission rogatoire du juge d'instruction. «Grâce à nos relations avec les spécialistes du marché de l'art, on peut souvent obtenir des informations intéressantes pour la justice...» Atypique dans le monde des affaires, Ehrmann est un interlocuteur privilégié des enquêteurs. Pas étonnant : le fonds documentaire d'Artprice, des manuscrits et des livres de cotes, est unique au monde. «Il a nécessité un investissement de 25 millions d'euros», affirme son patron.

Cet excentrique a invité Bernard Arnault à son tour de table

Le jeune homme finira quand même par décrocher son bac philo en se présentant en candidat libre. Après avoir terminé ses études de droit et de théologie, il préfère partir faire le tour du monde, vivant de petits boulots. La mort de son père l'oblige à revenir en France au début des années 1980. Thierry Ehrmann n'a pas encore 20 ans, mais il se retrouve déjà en charge de l'usine chimique paternelle. En quelques mois, il casse les prix, devient la tête de Turc de ses concurrents dans le secteur et revend l'affaire au prix fort. Une vocation est née : depuis, ce «sérial entrepreneur» a créé 63 entreprises. «Il a 25 idées à la seconde», assure Henri de Maublanc, le PDG du site Aquarelle (vente de fleurs par internet), qui l'a fréquenté dans les années 1980. En 1983, à 21 ans, Ehrmann lance La Voix du parano, un serveur téléphonique d'informations économiques et politiques sur la région lyonnaise. Premier succès, confirmé par une version payante sur minitel. A l'époque, il détient aussi 10% d'une société de messagerie rose, qui lui assure des revenus confortables.
Le groupe Serveur naît en 1987 et prospère discrètement en exploitant les bases de données juridiques, puis des serveurs d'informations économiques, judiciaires, industrielles. La célébrité attendra dix ans, avec le lancement d'Artprice sur le marché, quasi vierge, de la cotation électronique des œuvres d'art. Au tour de table, l'iconoclaste parvient à attirer le président de LVMH, Bernard Arnault (qui détient toujours ses 17%). Un antipatron en affaires avec la star du business français : les portraits du «seigneur de Saint-Romain» fleurissent dans la presse, ce qui lui permet d'utiliser cette caisse de résonnance pour diffuser sa rhétorique anarchiste. Son chiffre d'affaires atteint 75 millions d'euros en 2001, et il emploie jusqu'à 400 salariés. L'éclatement de la bulle internet renverra Ehrmann et son groupe dans l'ombre. «J'avais vu un peu grand, admet-il aujourd'hui. Erreur de jeunesse... Mon but n'est plus de faire de mon groupe une multinationale.» Dès 2002, Serveur cède de nombreuses participations minoritaires, sacrifiant au passage 30 millions d'euros de chiffre d'affaires, et se recentre sur ses «machines à cash» habituelles, les bases de données juridiques et économiques.

Calmé ? Non, toujours dérangeant, fantasque et décalé. Citant Marx et se vantant dans le même temps de posséder trente Jaguar. Toujours à part, toujours absent des mondanités d'un milieu économique lyonnais qu'il exècre, tout en y faisant figure d'homme influent, soutien important du maire Gérard Collomb et mécène d'artistes locaux. «Il fait partie de ces patrons atypiques de la rive droite de la Saône, avec Bruno Bonnell (Atari) et Jean-Michel Aulas (Cegid), explique Louis Thannberger, PDG d'EFI, qui a introduit Artprice en Bourse. Certes, il est charismatique et visionnaire, mais il n'a visionnaire, mais il n'a pas que des amis.» D'où la flopée de rumeurs qui ont toujours couru sur son compte. Volonté de nuire ? En tout cas, c'est raté. Car il prend soin de les confirmer une à une, avec un sourire mutin. Polygame ? «J'ai deux femmes, j'assume complètement.» Echangiste ? «Je suis un libertin depuis vingt ans.» Collectionneur, dans son ancienne résidence, d'animaux étranges que le voisinage a un temps pris pour des loups en les apercevant gambader ? «J'ai eu quelques kangourous, mais ils ont claqué lorsque je leur ai donné des antibiotiques...» Thierry Ehrmann, ou la provocation par vocation. «Là où vous passez, vous laissez une odeur de soufre», lui avait lancé un jour le directeur d'un lycée privé, avant de le virer. Pour le riche anarchiste de Saint-Romain, il n'existe sans doute pas de plus beau compliment...

LES AMBITIONS MONDIALES D'UN MÉCÈNE PASSIONNÉ
C'est la dernière lubie de Thierry Ehrmann. Un nouveau musée d'art contemporain, qui devrait ouvrir en 2006, et baptisé...L'Organe. L'idée? Neuf bunkers identiques, créés par l'artiste Mathieu Briand, qui seront installés dans le monde entier (dont un à Lyon) et reliés entre eux par internet. Ils hébergeront des créateurs invités dans un grand «work in progress». «Un peu sur le modèle de la Factory d'Andy Warhol», explique le patron. Chaque artiste pourra voir ce que font les autres et adapter son travail en conséquence. Le premier bunker est déjà exposé au musée d'Art contemporain de Lyon, dont le directeur, Thierry Raspail, est un proche d'Ehrmann. Celui-ci est en effet reconnu comme un mécène actif de la scène artistique lyonnaise. Le siège du groupe Serveur accueille en permanence des peintres et des sculpteurs en action. Les salariés viennent aussi parfois apporter leur pierre à l'édifice... «Avec Ehrmann, on n'a aucune limite, assure Nicolas Delprat, un des peintres invités. Le domaine est un espace de liberté totale.»

Vincent Lamigeon copyright 2004 ©Management