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L'industrie du troisième millénaire

  in CHALLENGES N°231- 23 SEPTEMBRE 2004

Le siège d'Artprice a été transformé en oeuvre d'art permanente : tags, sculptures, signes cabalistiques, phrases-tableaux de l'artiste Ben. L'immeuble a aussi été bombardé par de fausses météorites. Les salariés apprécient, les habitants du village, inquiets, un peu moins...

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Comment vit-on …
dans une œuvre d'art

Le siège d'Artprice, leader mondial de l'information sur l'art, s'est placé délibérement sous le signe du chaos. Dans l'apparence et l'organisation.

A deux pas de la mairie de Saint-Romain-au-Mont-d'Or (Rhône), punaisées sur une porte de garage, une dizaine d'affiches expriment l'effroi des habitants devant la " chose ". La " chose " en question est en réalité un siège social. Celui d'Artprice, leader mondial de l'information sur l'art avec la plus importante banque de cotations d'œuvres (peintures, estampes, dessins, miniatures, sculptures, affiches, photos, tapisseries). Le problème, c'est que cet ancien relais de diligence du XVIIème siècle, situé au cœur d'un village classé, s'est peu à peu transformé en un vibrant hommage au… chaos. Les habitants qui passent le long de cette grande propriété voient régulièrement des artistes barbouiller les murs de salamandres - le symbole du groupe -, de têtes de mort et de symboles ésotériques ou défoncer ses vieilles pierres à coups de marteau piqueur.

Concept créatif du patron. Bouleversé dans sa vision du monde après les attentats du 11 septembre 2001, le PDG d'Artprice, Thierry Ehrmann, 42 ans, a décidé de faire du domaine de la Source une " œuvre artistique monumentale ". Ainsi, l'an dernier, il a voulu bombarder son siège avec des " météorites ". Largués depuis la flèche d'immenses grues, ces blocs de granit de plusieurs tonnes ont troué les toits, crever les cloisons, avant de s'incruster dans le sol. Le bâtiment garde encore les traces de cette agression, comme un décor de film fantastique. Des pans entiers de murs sont comme écroulés, les pierres ont été peintes aux couleurs de roches calcinées et les employés zigzaguent dans les couloirs pour éviter " les météorites ". " Ici, c'est tous les jours vendredi 13 ! " prévient un opérateur hilare. Il fallait le faire, dans un village où la pose de la moindre fenêtre nécessite l'autorisation de l'architecte des Bâtiments de France… Mais le PDG d'Artprice est un provocateur du genre organisé. Il a pris soin de faire une déclaration de projet artistique auprès du ministère de la Culture, ce qui le met automatiquement à l'abri des tracasseries administratives.
Fasciné par les travaux du mathématicien polonais Benoît Mandelbrot, qui permettent de modéliser le hasard, Thierry Ehrmann a décidé d'appliquer ce concept créatif à son entreprise : le fonctionnement… comme l'apparence. Pour les salariés, ce chaos annoncé n'est pas une nouveauté : " On vit dedans depuis longtemps. C'est notre univers, celui d'Internet ", explique Jean-François, informaticien d'une trentaine d'années. " Et, renchérit un autre, on peut difficilement rejeter cette démarche alors que notre métier consiste à mettre en ligne des peintures et des installations artistiques… " Si certains salariés restent imperturbables au milieu des tags provocateurs qui recouvrent les murs, d'autres ont été transformés par cet environnement. " Un des développeurs informatiques nous voyait taguer des salamandres géantes sur les murs, raconte l'économètre du groupe, Pierre Capelle. Il était plutôt réservé, mais il a fini par s'y mettre lui aussi, et depuis il n'est plus tout à fait comme avant… " Même métamorphose pour Christophe Ravier. Ce jeune centralien a longtemps hésité à remiser au placard sa cravate et ses pantalons à pinces. C'est pourtant le même qui récemment, a réalisé sa propre performance artistique… en faisant exploser sa voiture sur le parking de l'entreprise !
Avec un pied dans le chaos et un autre dans le cyberespace, le fonctionnement d'Artprice donnerait des sueurs froides à plus d'un patron : une sorte d'anti-manuel du management classique. Cela commence dès le hall d'entrée : le visiteur tombe littéralement nez à truffe avec Reuters et Sotheby's, deux danois qui affichent au moins 1,20 mètre au garrot. Derrière ces molosses plutôt débonnaires, des catalogues s'entassent. C'est la livraison du jour des centaines de maisons de ventes, partenaires d'Artprice, dont les dernières adjudications vont être mises en ligne. Cette banque de données sur la cotation de millier d'artistes du IVème siècle à nos jours, c'est le trésor d'Artprice. Chaque année, le site reçoit plus de 1 milliards de requêtes, qu'il facture à l'unité ou par abonnement. Régulièrement, il est victime de pirates qui cherchent à le piller. " Notre site suscite beaucoup d'attaques. Et comme il ne peut ni être lent, ni être vulnérable aux problèmes de paiement, nous avons dû reprendre la maîtrise de son architecture, ce qui fait de nous un des plus gros serveurs de France ", explique Je an-Bapt iste H., le webmestre du site. C'est encore plus vrai maintenant que les connexions commencent à décoller.

Horaires de start-up. Durant le deuxième trimestre 2004, le site a réalisé plus de 480 000 euros de chiffre d'affaires, en hausse de 47%. Le chaos, du coup, s'est aussi installé dans les horaires, qui ressemblent de plus en plus à ceux d'une start-up, selon un salarié. Mais, pour Josette Mey, la directrice du marketing du groupe, " Artprice a des clients américains, allemands et japonais, leurs horaires ne sont pas les nôtres. C'est à nous de nous adapter. " De fait, l'entreprise vit au rythme du " calendrier Yahoo! ", cette page du moteur de recherche qui recense les jours fériés du monde entier. " Nos connexions, notre chiffre d'affaires et nos besoins humains dépendent des fêtes shintoïstes japonaises, du Labour Day ou de la Saint-Patrick… ", explique Josette Mey. Il est 17 heures, l'heure où les écoliers de Saint-Romain-au-Mont-d'Or entament leur goûter, où les Américains de la côte Est commencent à se brancher sur Internet et où les derniers clients japonais éteignent leurs ordinateurs. Au siège d'Artprice, un marteau-piqueur invisible s'attaque à un mur : le chaos est en marche…

Eric Tréguier

CHALLENGES N°231 - 23 septembre 2004

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